Aussitôt l’entrée du marché franchie, le visiteur se sent comme transporté par cette vapeur invisible d’odeurs qui, tantôt chatouille les narines, tantôt éveille les sens, mais qui immanquablement remue des pans entiers d’histoires, de souvenirs et de réminiscences.
A l’image d’autres rayons du marché, la Rahba des épices vit au rythme enfiévré des préparatifs de l’Aïd. Les broyeurs bourdonnent à mesure que se succèdent les commandes et que se délient autant les bourses que les langues, malgré la hausse perceptible des prix.
"Si le mouton est le joyau de la fête de l'Aïd el-Kébir, les épices sont l’écrin qui l’enveloppe", lance fièrement Rachid derrière le comptoir de son magasin.
A en juger par le nombre de clientes qu’il sert simultanément, le jeune homme sait très bien de quoi il parle. Alors que les hommes s’affairent ailleurs à acheter le mouton et tout l’attirail qui va avec (grillade, charbon de bois, effilage de couteaux, etc..), il n’y a pas une seule femme qui saurait s’en passer des épices.
"Comme toute maman marocaine soucieuse de préparer des festins dignes de cette occasion, je tiens à me procurer des épices fraîchement moulues qui garantissent un goût exquis à mes plats", confirme joyeusement Maha, une jeune dame venue faire ses courses.
A l’image de Maha, les autres clientes ne sont pas moins exigeantes quant au choix des ingrédients qui serviront à relever le goût des mets auxquels elles pensent, déjà, pour célébrer cette fête religieuse synonyme de partage et de générosité.
Au Maroc, peut-être un peu plus qu’ailleurs, ce rituel chargé de sens dévoile toute sa splendeur dans ces moments de communion entre les membres de la famille autour de plats spécialement conçus à l’occasion.
Rien d’étonnant donc à ce que les souks de la ville se transforment en véritables carnavals de couleurs chatoyantes et de parfums enivrants, faits de subtils mélanges savamment concoctés par des marchands expérimentés.
Il suffit pour s’en convaincre d’un petit détour au "royaume des épices", comme le surnomme Rachid, pour apprécier les secrets de cette cuisine marocaine ancestrale.
Dans ce marché animé, les vendeurs rivalisent à exhiber leurs trésors gustatifs venus de terres lointaines. Chaque épice, admirablement dressée en dôme, révèle son charme et embaume l'atmosphère de son parfum. Entre ses allées, la magie opère.
"Cette cascade de fragrances éveille mes sens", reprend Maha, sans quitter des yeux le broyeur servant à moudre ses aromates délicatement choisis.
Comme elle, une symphonie sensuelle et visuelle caresse les acheteurs venus nombreux se ressourcer auprès de leurs marchands (attars) qui, le temps de l'Aïd, deviennent des alchimistes patentés.
Le rouge profond du paprika, le brun délicat du cumin et le jaune pâle velouté du gingembre se mêlent aux nuances chaudes du curcuma, à la sensualité de la cannelle, à la saveur boisée et acidulée des graines de la coriandre séchées et à la force des baies poivrées et du clous de girofle.
"Il ne se passe pas un Aïd el-Kébir sans mon mélange d’épices pour sublimer le plat de Mrouziya, les aromates nécessaires aux méchouis, en plus de l’incontournable Ras el-Hanout pour les tajines", lance d’un coin reculé, Lalla Keltoum, une fidèle cliente de Rachid depuis des dizaines d’années.
"Chaque Attar a son propre Ras el-Hanout judicieusement préparé", s’empresse de préciser Rachid, qui assure avoir hérité le métier et ses secrets de son défunt père.
Un must have pour les préparatifs de cette fête, "Ras el-Hanout" est un mélange subtil d’épices qui fait la fierté de l’art culinaire marocain. Sa composition varie certes d’un Attar à l’autre, mais elle a une base commune d’épices.
La coriandre, le poivre, le curcuma, le cumin, la cardamome, la noix de muscade, la cannelle, le gingembre, le clou de girofle, l’anis étoilé et le laurier, chaque épice embellit en dose variable cette mixture purement locale.
D’aucuns affirment que, au-delà de leur rôle d’exhausteur de goût, les épices utilisées dans la cuisine marocaine ont des propriétés anti-inflammatoires, antioxydantes, carminatives et antispasmodiques, entre autres.
Pour les clientes qui s’agglutinent devant les échoppes d’épices, avec leur tourbillon de couleurs et de parfums, faire des courses à la veille de l’Aïd Al Adha est tout sauf une corvée ordinaire.
Il s’agit d’un rituel chargé de spiritualité et d’émotions dans la perspective de renouer avec les traditions, de perpétuer un héritage culinaire séculaire et de célébrer en famille les valeurs de partage et de générosité.