M’hamed Zriouili, docteur d’État en Sciences économiques et membre de la Commission Consultative de la Régionalisation (CCR), a partagé sont point de vue sur ces questions dans un entretien à la MAP où il présente la thèse centrale de son sixième ouvrage paru en janvier 2021 : "Régionalisation avancée et modèle de développement du Maroc au 21ème siècle : Quels nouveaux paradigmes ? Pour quelle future trajectoire du développement ?".
• Dans votre ouvrage, vous pointez du doigt les paradoxes d’une croissance sans développement dans la majorité des pays en développement, avec des sentiers de croissance moyen et pauvres en création d’emploi, accompagnés d’aggravation des inégalités dans la répartition des richesses et d’inégalités sociales et spatiales. Comment y remédier à la lumière de la réflexion sur la refondation du modèle de développement ?
À la lumière des enseignements des expériences diverses réussies, il est nécessaire de prendre en compte la complexité et la multi-dimensionnalité du concept de développement qui englobe une croissance de la richesse matérielle, accompagnée d’une amélioration réelle et continue de la qualité de vie et du bien-être individuel et collectif, dans le cadre d’un système démocratique de séparation des pouvoirs, garant de la participation politique, de l’alternance et de l’effectivité des droits de l’Homme.
Ce système doit également prendre en compte des impératifs de durabilité, de soutenabilité, de cohésion sociale et d’équité territoriale, ainsi que de la sauvegarde de l’autonomie nationale de décision, d’une meilleure articulation des marchés intérieurs/marchés extérieurs et d’une insertion positive dans les dynamiques de la mondialisation.
• Vous mettez l’accent sur la diversité des expériences au niveau international pour l’implémentation de la décentralisation et de la régionalisation avancée. Quel est selon vous le meilleur moyen de le faire ?
Tout comme il n’existe pas de paradigme unique pour le développement de nature à impulser le développement des pays selon une trajectoire linéaire unique, il n’y a pas non plus de voie unique de décentralisation territoriale, mais une diversité d’expériences et de situations avec des traditions historiques et culturelles, des accumulations sociologiques et des constructions institutionnelles, selon les caractéristiques géographiques et naturelles, les richesses économiques et les capacités et ressources humaines et l’organisation politique et territoriale des États, avec grosso modo, trois grandes catégories : les pays fédéraux, avec des États fédérés, les pays quasi-fédéraux ou régionalisés et les pays unitaires décentralisés.
La nature de la décentralisation se reflète au niveau de l’importance du poids des collectivités territoriales et de leur part relative dans les investissements publics, dans les recettes et les dépenses publiques et en pourcentage du PIB de chaque pays. Comparativement aux États unitaires avec une décentralisation limitée, les parts des dépenses et des recettes des collectivités territoriales sont plus élevées dans les États fédéraux et les États régionalisés en pourcentage du PIB et en pourcentage des dépenses des administrations publiques.
Mais dans l’ensemble en matière de développement multidimensionnel, il est clairement établi que des rapports positifs existent entre degrés et poids de la décentralisation territoriale et entre les performances économiques et les degrés de cohésion sociale et de cohérence spatiale, ainsi qu’en matière d’efficacité des politiques publiques régionales et locales.
Le Maroc, État-nation unitaire, décentralisé et en voie de régionalisation avancée, a adopté le postulat de base de la non-séparabilité et de la liaison organique étroite entre construction régionale et construction nationale et étatique, en considérant que l’économie générale du modèle de régionalisation avancée est dialectiquement liée et imbriquée avec celle du modèle de développement national, avec ses forces, ses faiblesses, ses atouts et ses ambitions.
De ce fait, la nature, l’étendue et le poids de la régionalisation avancée en matière d’investissement et de développement vont impacter en profondeur la nature de la future trajectoire du modèle de développement national et régional global et intégré. Car, la construction régionale du Maroc au 21ème siècle doit participer de manière substantielle à la construction de la nation unitaire dans la diversité de ses régions et territoires et la multiplicité de ses affluents ethniques et culturels et au renforcement et à la modernisation de l’État-nation dans sa légitimité démocratique, son efficacité économique et son efficience sociale et dans ses capacités de mobilisation, d’intégration et d’inclusion.
• Comment s’assurer que le progrès réalisé sera de nature à réaliser une cohésion sociale, une cohérence spatiale et un développement régional harmonieux et équitable surtout quand on sait qu’il existe une concentration régionale en matière de création des richesses.
Les Discours et appels Royaux relatifs à la nécessité de la refondation du modèle de développement viennent justement répondre à cette question.
La nouvelle trajectoire du modèle de développement est censée consolider le climat de confiance, en approfondissant les choix démocratiques et l’État de droit et le respect des droits de l’Homme, y compris le droit au développement, en offrant des opportunités et des chances égales à toutes les régions, en veillant sur la contribution à la production des richesses économiques et à la répartition équitable des fruits de la croissance, des investissements productifs ainsi que d’un seuil minimum d’infrastructures et de services sociaux de base.
Une société pareille, de la confiance, de la méritocratie, de l’égalité des chances et d’opportunités d’accès au développement pour chacun et pour tous, est de nature à créer la citoyenneté. Ce sont là les ressorts de l’unité nationale, le ciment de la cohésion sociale et les fondements de la prospérité, du bien-être et du vivre ensemble.
La marche globale de la future trajectoire du modèle de développement sera profondément déterminée par l’étendue, l’ampleur et le poids des actions stratégiques et des projets régionaux structurants, la profondeur des réformes structurelles et l’importance de l’effort global d’investissement et de développement qui seront engagés par l’État et ses démembrements, les régions et les autres collectivités territoriales, ainsi que par le niveau de mobilisation collective des élites éclairées et des acteurs du développement dans les régions.
• Quels enseignements majeurs de la crise sanitaire de la Covid-19 en matière de rénovation du modèle de développement ?
La crise sanitaire de la Covid-19 a poussé l’État à recentrer ses efforts sur ce qui est essentiel, mais elle a avant tout réhabilité l’État stratège, interventionniste, développementiste et régulateur.
Elle a également constitué un véritable accélérateur des multiples transitions écologiques, numériques et digitales et un catalyseur des repositionnements stratégiques et des relocalisations industrielles, sur fond de patriotismes économiques et de compétitions entre les diverses variétés de capitalismes centraux développés, libéralisés subordonnés, émergents consolidés, périphériques dépendants.
Cette crise récessive mondiale qui a ébranlé les sentiers de croissance et les modèles nationaux de développement a sonné le glas des sacro-saints équilibres macroéconomiques, financiers et budgétaires et des seuils tolérables de déficits et d’endettement, en contraignant les États à intervenir massivement avec des mesures d’urgence à court terme et des plans de relance économique à moyen terme d’appui aux investissements, aux restructurations, aux relocalisations industrielles et aux innovations et à la lutte contre les inégalités régionales et sociales et les déficits de développement humain durable, en partenariat avec les régions.
Le Maroc a fait une série de choix, depuis plusieurs années, qui lui permettent aujourd’hui d’être dans une posture aisée pour mettre en place un nouveau modèle de développement tout en répondant aux besoins urgents qui se manifestent.
• Quel scénario préconisez-vous pour la trajectoire future de développement et des options de régionalisation avancée ?
J’ai tenté d’élaborer trois scénarios prospectifs concernant le modèle de développement, en mettant l’accent sur les croisements entre des options libérales distinctes du développement socio-économique et des options en matière de régionalisation avancée, qui ont permis la construction de trois scénarios relatifs à la future trajectoire du modèle de développement et à la régionalisation avancée, à l’horizon 2050.
- Un scénario indésirable de maintien du statu-quo de poursuite de la trajectoire actuelle d’un modèle de croissance sans développement, avec une croissance modérée en essoufflement, avec des déficits humains et sociaux persistants et d'un développement inégal, déséquilibré et dépendant de l’extérieur, avec une lente convergence régionale, qui correspond au paradigme du libéralisme économique défensif.
- Un scénario insoutenable d'une croissance rapide appuyée sur des taux élevés d'investissement, mais avec un développement fortement dépendant de l'extérieur, polarisé, inégal et générateur de graves déséquilibres spatiaux, de grandes inégalités régionales et de graves disparités sociales, qui menacent la cohésion sociale, la stabilité interne et l'unité nationale, avec une régionalisation avancée selon la géométrie variable et la divergence régionale, qui correspond au paradigme du libéralisme économique offensif ;
- Un scénario souhaitable d'un régime de croissance élevé et inclusif, avec un développement humain et social accéléré et un développement national et régional intégré, relativement équilibré et cohérent et mieux inséré dans les dynamiques de la mondialisation, avec une régionalisation avancée volontariste moteur d’un rattrapage régional rapide et d’une émergence compétitive volontaire choisie, qui correspond au paradigme du libéralisme économique régulé et à visage humain.
L’appréhension des trois scénarios selon les trois options de la régionalisation avancée montre que le premier scénario correspond à l’option minimaliste et à la lente convergence régionale, le second scénario à l’option de la régionalisation à géométrie variable et à la divergence régionale et le troisième scénario à la régionalisation avancée volontariste moteur d’un rattrapage régional rapide et de l’émergence compétitive volontaire choisie.