Rachid Haouch, Architecte paysagiste urbaniste et enseignant universitaire, relate dans une interview à la MAP, les différentes mutations qu’a connues le paysage urbain au Maroc, résultante des politiques, arsenal juridique et changements socio-économiques qui ont encadré cette évolution.
Vice-président du Conseil national de l'Ordre des architectes, cet expert en haute qualité environnementale estime qu'il est temps de ralentir le rythme et mettre le cap sur ce qui fait notre identité collective et de revenir aux sources de l'esthétique de nos sociétés contemporaines pour nous rehausser aux rangs des civilisations paysagères.
1. Quelles sont les principales caractéristiques du paysage urbain du Maroc d'aujourd’hui et quels sont les dysfonctionnements d'ordre esthétique qui entachent les villes marocaines ?
Nous n'avons commencé à nous compter sérieusement et statistiquement qu'à partir des années 90 suite aux sécheresses successives et exode rural qui s'en est suivi. A partir de là nous avons mis en place deux lois d'urbanisme, loi 12.90 et 12.95 pour cadrer cet accroissement de démographie.
Malgré ce cadrage en documents d'urbanisme, le quantitatif l'emportait sur le qualitatif, on a encouragé les gens à faire de l'auto-construction et nous avons mis en place des partenariats publics-privés pour s'en sortir avec des avantages indéniables accordés aux promoteurs pour le logement social.
Trente ans plus tard, nous récoltons ce que nous avons semé : un paysage invivable, une bidonvilisation à outrance des périphéries des villes et ce malgré des centaines de milliards de dirhams injectées pour éradiquer les bidonvilles et pour loger le grand nombre.
L'équation à résoudre était de chercher au plus loin des centres urbains existants des terrains agricoles à bon marché pour compenser le manque du foncier, résultat des courses, on a bâti des lieux dépourvus de toutes commodités urbaines et de tout sens commun du vivre ensemble avec en prime une criminalité galopante et un accroissement des incalculables déplacements entre les centres équipés et sa dégradante périphérie.
La covid-19 est là pour nous rappeler que la surdensité urbaine des périphéries et l’étroitesse des logements sociaux en fond un vecteur de propagation effroyable.
2. Comment vous expliquez la prolifération de constructions médiocres et qui manquent cruellement d'harmonie et d'esthétique (architecture, couleurs, espaces verts, éclairage, etc) ?
Il faut savoir que nous les Marocains, nous avions contribué à la renaissance du paysage dans le monde par nos légendaires jardins de Grenades, nos Riads, nos concepts médinas qui ont duré plus de 3000 ans.
Les Almohades ont bien conçu Marrakech comme la maison et son jardin : les jardins de l'Agdal de 550 ha faisaient les deux tiers de la médina. Nous avons une prolifération de mots pour désigner le jardin : Al-boustane, Al-Arsa, Jnane, Riad, Jarda, Al Fardaws, l'Agdal, etc.
Aujourd'hui, avec l'avènement de la ville européenne, le Marocain, qui méprisait la rue, zanka dans ses origines dans la médina, on la désignant avec tous les mots : «Wald Zanka, fis de la rue», en opposition à la noblesse de «wald Lhay, fils du quartier», est déboussolé par rapport à ces nouveaux apports et motifs urbains. Le mot trottoir n'existe même pas dans le dialectal marocain «darija».
Il a par ailleurs du mal à digérer et à comprendre le vivre ensemble dans les immeubles et ce malgré la loi sur la copropriété, car il possédait son ciel dans les Riads de la médina depuis plus de 3000 ans.
Nous composons inconsciemment entre un apport culturel immature de 60 ans contre un apport ancestral et millénaire de type médina. Ceci a des conséquences néfastes dans nos comportements en matière de composition et d'usage de ces nouveaux espaces urbains venus d'ailleurs. Ce qu'on appelle le logement social d'aujourd'hui, n'est autre que l'interprétation du Riad depuis l'architecte urbaniste Ecochard par sa simplification et son extériorisation extra-muros jusqu'à nos jours.
Le résultat est "indigeste", "invivable" et "esthétiquement abject" car il est dépourvu de tout sens phylogénique et historique. Sa densité effrayante de 230 logements à l’hectare pour des hauteurs limitées à R+4 en dit long sur ce qui reste pour l’aménagement des espaces publics.
La course au quantitatif et au nombre continuent bien que notre taux de fécondité et par conséquent le nombre de ménages avoisine ceux de l’Europe du Sud de 4 à 5 personnes.
Il est temps de ralentir le rythme et de mettre le cap sur ce qui fait notre identité collective, notre ancrage historique de civilisation urbaine et paysagère dont l’architecture patrimoniale nous le rappelle à longueur de nos voyages.
Il est temps de revoir nos règlements qui cadrent la production de notre cadre de vie, l’article premier de la loi 16/89 sur l’architecture a réduit l’architecte à un simple constructeur de bâtiment en lui ôtant son application dans l’aménagement des espaces publics et dans l’urbanisme.
Des métiers qui font la fierté des pays avancés dans l’architecture du paysage comme les paysagistes n’existent même pas au Maroc.
Nous avons donc le paysage que l’on mérite!
Si par ailleurs, l’architecture est l’art d’habiter la terre par la géométrisation savante de la nature en application des règles des proportions divines pour nous inventer et réinventer le paysage où nous vivons, il est donc essentiel et primordial de revenir aux sources de l’esthétique de nos sociétés contemporaines pour nous rehausser aux rangs des civilisations paysagères.
3. Comment peut-on concilier rationalité et esthétique dans l’urbanisation du pays ? Est-ce que l’esthétique est "rentable" ?
Nous avons testé le coût exorbitant de la laideur de nos villes et nous en payons les conséquences. C’est donc une forme de rationalité appliquée au logement du grand nombre sans se soucier des impacts sur notre cadre de vie et sur nos comportements au quotidien. Il est donc temps de nous remettre en question et de mettre à plat tout l’arsenal juridique qui façonne nos paysages.
Il est connu qu'un logement avec un arbre de belle charpente se vend 25% plus cher qu’un logement sans. Il est aussi connu qu’une rue plantée réduit la température de 5° contre une rue sans plantation avec l’augmentation de l'îlot de chaleur. Il est connu qu’un arbre de 30 ans de 10 m d’envergure avec un feuillage dense dépollue 2 tonnes de poussières par an et rejette 700 à 900 litres d’eau par jour sur une portée de 16 hectares, soit l’équivalent du traitement de la pollution d’un trajet de 5000 km par an d’une voiture ou l’équivalent de 5 climatiseurs.
Il n’y aura pas d’urbanisme à échelle humaine dans son sens noble du terme :
- Tant que les plans d’aménagement sont morts nés et qu’ils sont figés dans l’espace et le temps;
- Tant qu’on substitue aux plans d’aménagement des dérogations;
- Tant qu’il n’existe pas de plans directeurs intermédiaires entre les schémas directeurs et les plans d’aménagement, les plans d’aménagement et le permis de construire pour régler les problèmes des échelles urbaines;
- Tant qu’on n’applique pas la loi organique 12/99 sur l’environnement et le développement durable;
- Tant que la grille normative impose 1,5 m² de surface de verdure par habitant au lieu de 12 m² de l’OMS;
- Tant qu’on court à la recherche de la rentabilité du foncier à bon marché en rase campagne pour y semer les logements sociaux au détriment de la terre nourricière, il est temps d’associer le foncier Collectif au Melk pour atteindre 70% de l’offre pour le développement du pays;
- Tant qu’on applique encore l’arrêté municipal permanent des années trente pour instruire nos permis de construire en guise de règlement de voirie, avec en prime tant de membres qui siègent dans les commissions, etc.
Bref, tant que les hommes de l’art (architectes, urbanistes, paysagistes) ne dessinent pas nos villes et nos espaces publics, il n’y aura ni esthétique urbaine, ni durabilité environnementale dans notre pays.