Chaque fois que la Turquie s'apprête à célébrer un événement politique décisif, ou lors de la célébration de fêtes religieuses, la commémoration le 29 mai de chaque année de la conquête de Constantinople par le sultan Mehmed «Al-Fatih », le débat revient sur la scène publique concernant le présent et l'avenir de cet édifice religieux et culturel entre deux parties, les partisans de la transformation de l'édifice à nouveau en mosquée après que les fidèles y ont accompli les prières durant plus de 481 ans, et ceux qui estiment nécessaire de conserver son statut de musée depuis plus de 87 ans.
Néanmoins, cette fois les choses prennent un autre cours dans l'attente de la décision qui sera prise lors de la prochaine audience, prévue le 2 juillet, du Conseil d'Etat (l'une des juridictions suprêmes en Turquie) qui devrait statuer sur le recours contre la décision du Conseil des ministres de 1934, qui a convenu de transformer "Sainte-Sophie" d'une mosquée à un musée.
"Celui qui connaît l'histoire comprend le présent et l'avenir"
Ceux qui ignorent l'histoire de "Sainte-Sophie", en tant qu’église, mosquée ou musée, ne se rendront pas compte de la signification de la controverse actuelle sur son statut, soit sur le plan intérieur ou extérieur.
Historiquement, l'actuel musée Sainte-Sophie était la principale église de Constantinople, la capitale de l'empire byzantin, édifiée par l'empereur Justinien en 532 après JC et témoin du couronnement des empereurs byzantins.
Après la conquête de Constantinople et l'entrée du sultan ottoman Mehmed "Al-Fatih" dans la ville et le changement de son nom pour devenir Istanbul, l'église a été transformée en une mosquée majestueuse symbolisant le pouvoir de l'Empire ottoman, la plupart des peintures murales et des mosaïques ecclésiastiques étaient recouvertes de gypse, quatre minarets ont été construits au milieu de l'enceinte du dôme byzantin, en plus de décorations et de motifs islamiques devenant ainsi un chef-d'œuvre architectural et civilisationnel unique au monde.
A l'époque du fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Ataturk, le site a été transformé en 1935 en un musée qui renferme des trésors archéologiques chrétiens et islamiques, ce qui a permis la découverte de symboles religieux chrétiens et l'inscription de cet édifice religieux sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO comme l'un des plus grands monuments de la civilisation byzantine à travers le monde.
Trois étapes principales dans l'histoire de ce chef-d'œuvre résument cette épopée historique qui a duré plusieurs siècles et dans laquelle les aspects de l'histoire se chevauchaient avec la géographie, rappelant les victoires remportées et les défaites subies, leurs chapitres écrits sur la base de tendances religieuses et de luttes politiques.
"Sainte-Sophie", "la mosquée Acir" ou une carte politique au niveau intérieur
Les observateurs de la scène politique turque savent très bien que "Sainte-Sophie" constitue l'une des cartes politiques qu'utilise le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) lors des élections en vue d'attirer des électeurs "conservateurs".
Dans ce contexte, il est important de rappeler deux déclarations divergentes du président, Tayyip Recep Erdogan, qui a affirmé, il y a cinq ans, qu'il n'envisageait pas de changer le statut de Sainte-Sophie tant qu'il y aura un autre grand édifice dédié au culte à Istanbul, à savoir la mosquée "Sultan Ahmed", notant qu'Istanbul compte plus de 3.000 mosquées, avant d'indiquer plus tard dans une autre déclaration que la transformation du musée "Sainte-Sophie" en une mosquée "est possible".
Selon des sources bien informées, il semble que le président Erdogan est en train, cette fois-ci, de mettre en œuvre sa décision, car il a donné des instructions aux responsables du parti lors de la dernière réunion du comité central de l'AKP, il y a quelques jours, d'examiner et de présenter des propositions pour transformer «Sainte-Sophie» en mosquée, tout en veillant à ce que l’édifice reste ouvert aux visiteurs à l'instar des autres mosquées historiques qu'abrite la ville.
Nombre d’observateurs de la scène politique turque estiment également que les autorités turques sont cette fois sérieuses d'ouvrir «Sainte-Sophie» aux fidèles musulmans, compte tenu de la situation politique actuelle, qui, même si elle n'est pas conditionnée par des élections imminentes (la prochaine échéance électorale est prévue en 2023), le président Erdogan estime plus que jamais nécessaire d'investir toutes les cartes disponibles pour obtenir un soutien au niveau intérieur dans cette conjoncture marquée par l'impact de la crise économique due au coronavirus sur la popularité du parti «AKP», qui est affecté par l'accélération des développements politiques sur les plans intérieur et extérieur.
La présidente du "Bon Parti" (opposition), Meral Aksener, est allée jusqu'à accuser le parti au pouvoir de provoquer des "crises artificielles" pour détourner l'attention des citoyens des problèmes économiques urgents, estimant que la demande du gouvernement de transformer le musée "Sainte-Sophie" en mosquée est l'une de ces crises artificielles.
Intervenant lors d'une session parlementaire, mercredi, Mme Aksener a rappelé que son parti avait présenté une proposition pour examen, mais le Parti de la justice et du développement a voté contre, le Parti d'action nationaliste (MHP) et le Parti démocratique des peuples (HDP) se sont abstenus et la proposition a été finalement rejetée.
Transformation du musée "Sainte-Sophie" en mosquée un test aux rapports de force entre la Turquie et l'Occident
Malgré les changements qu'a connu "Sainte-Sophie", cet édifice constitue, pour nombre de pays occidentaux, notamment la Grèce, le symbole de l'église officielle de l'Etat chrétien byzantin et de sa capitale, Constantinople, et ce malgré les grandes mutations historiques qu'ont connu la ville et l'église.
Les déclarations de la Turquie sur le changement du statut de "Sainte-Sophie" ont longtemps suscité le ressentiment de la Grèce, qui se considère comme "la gardienne" des valeurs chrétiennes, et qui critique à travers divers canaux officiels et populaires l'organisation par la Turquie de manifestations religieuses dans le musée, estimant que ces activités relèvent du «fanatisme religieux», ont un aspect schizophrène et constituent "un affront à des millions de chrétiens".
Dans ce contexte, le chercheur sur les affaires turques et les relations internationales, Taha Ouda Oglu, estime qu'un nouveau chapitre de tension entre la Turquie et certains pays européens, en particulier la Grèce, sera ouvert par la grande controverse actuellement soulevée en Turquie concernant la transformation de "Sainte-Sophie" en mosquée.
M. Taha Ouda Oglu a souligné, dans une déclaration à la MAP, que la lecture des déclarations du président Erdogan et la récitation de sourate «Al-Fath» au sein de cet édifice religieux, constitue un message au peuple turc qui attend avec un grand intérêt l'ouverture de cet édifice religieux qui revêt plusieurs significations pour les Turcs.
L'autre message, dit-il, est destiné aux pays européens en général, et à la Grèce en particulier, ce qui indique qu'il est difficile d'exercer une pression sur Ankara dans les dossiers régionaux, notant qu'il est clair que le président Erdogan est cette fois devant une nouvelle confrontation avec la Grèce qui considère la volonté du président turc de transformer le musée "Sainte-Sophie" en mosquée, comme «un nouveau défi».
Le chercheur turc estime également que les prochains mois devraient connaitre plus de tension dans les relations entre la Turquie et les pays européens, mais cette fois via "Sainte-Sophie".
Quelle que soit le verdict que rendra le tribunal, le 2 juillet, les portes de "Sainte-Sophie" resteront ouvertes pour accueillir les visiteurs de toutes les parties du monde, l'édifice situé sur les rives du détroit du Bosphore restera un symbole culturel qui rejette tout amalgame entre la religion et la politique, car en fin de compte, "Sainte-Sophie" signifie en grec "la Sainte sagesse".