Aujourd’hui, tous les observateurs s’accordent à qualifier la pandémie de Coronavirus qui touche la planète de "choc", de "traumatisme majeur", certes pénible, mais en quelque sorte nécessaire pour éveiller les consciences et souligner l’urgence d’entreprendre des réformes substantielles.
Mais la prise de conscience est-elle suffisante pour faire émerger un nouveau monde ? Ou l'humanité reprendra-t-elle son cours normal dès que la situation s’arrangera? La MAP a recueilli les lumières d’intellectuels marocains pour répondre à ces questions et à tant d’autres.
"La Covid-19 illustre bien le concept de la globalisation. Sans aucune distinction, elle peut toucher tout le monde, les pays développés comme les moins développés, les riches comme les moins riches", souligne à la MAP le professeur Driss Khrouz.
Pour lui, "le choc provoqué par cette pandémie provient de l’effet surprise, de son extension et des remises en cause de plusieurs certitudes et modes de vie considérés comme acquis et bien maîtrisés à la faveur des prouesses financières, scientifiques, technologiques, numériques, médicales et organisationnelles qui forment ce qu’on appelle les écosystèmes et les chaînes de valeur de la mondialisation".
La Covid-19 aurait ainsi sonné le glas d’un modèle politique, économique, sociétal et culturel qui a atteint ses limites. Une remise en cause s’impose donc. L’Humanité serait-elle aux portes d’une nouvelle ère "post-coronavirus" ?
Pour Rachid Achachi, chercheur universitaire, les signes annonciateurs de l’émergence d’un monde nouveau étaient là bien avant la crise du coronavirus. La Covid-19 ne serait que le point d’orgue d’un ensemble de faits et d’événements révélateurs du "dérèglement" du monde actuel.
"Souvenons-nous des différents mouvements de révolte de l’année dernière, notamment les gilets jaunes, les manifestations en Algérie, en Irak, au Chili, ainsi que des bouleversements géopolitiques de ces dernières années comme l’élection de Trump, le Brexit, la montée des populismes en Europe...", indique ce chroniqueur chez Luxe Radio dans une déclaration à la MAP.
"Tous ces événements traduisent un changement profond dans les rapports de force et surtout, la remise en cause d’un modèle en crise, celui de la mondialisation marchande, du néo-libéralisme et de l’hégémonie de la finance parasitaire mondialisée, autrement dit, du capitalisme nomade", explique M. Achachi.
L’Homme saura-t-il saisir l’opportunité (parce que le coronavirus en est une) pour se raviser et tirer les leçons de cette crise ou restera-t-il un éternel amnésique ? À cette question, la psychologue et anthropologue Rita El Khayat répond philosophiquement en relevant que, toujours après une épidémie ou une pandémie, les "survivants" ressentent une envie ardente de se défouler et de croquer la vie à pleine dents, plus que le désir de réfléchir sur la catastrophe passée.
"C’est, en quelque sorte, l’instinct de vie, primitif, sacré et puissant, qui triomphe des aspects sombres et morbides de cette expérience exceptionnelle", estime-t-elle. Même constat souligné par M. Khrouz qui, sans remonter très loin dans l’histoire, pointe du doigt "les retours rapides et automatiques de la Chine, avant même la fin de la pandémie, aux normes et aux réflexes d’avant décembre 2019".
"Pourtant, ce même pays a été le berceau de la pandémie qui a occasionné d’énormes pertes humaines et dégâts socio-économiques qui ont été, de surcroit, sous-déclarés et manipulés à grande échelle. Partant, à mon avis, l’émergence d’un nouveau monde ne serait pas inscrite à l’agenda des grandes puissances".
Si certains politiques peuvent avoir la mémoire courte, l’Homme, en tant qu’espèce, se remémora longtemps de cet épisode unique. C’est ce qu’affirme le philosophe et écrivain Moulim El Aroussi. "Rien ne s’oublie. Tout est stocké dans l’inconscient, aussi bien individuel que collectif. Cela se transmet de génération en génération dans la langue, les mythes, l’humour, la littérature, la musique… Tous ces supports de mémoire se chargent de nous transmettre notre héritage fait de heurs et de malheurs".
Ceci se passe dans l’inconscient. Mais, au niveau du "conscient", plus visible et instantané, pourquoi l’homme a-t-il tendance à rapidement "tourner la page" et "tourner le dos" au passé pour reprendre sa vie normale, surtout lorsqu’il s’agit des catastrophes et autres événements douloureux?
M. El Aroussi, également professeur d’esthétique, impute cela au besoin inné de l’Homme de "posséder", de "dominer" et de "prendre le contrôle". "Cette tendance à la domination se traduit par une volonté de possession. L’Homme, par instinct, cherche à tout posséder, y compris ce qui ne lui appartient pas".
Poussant le raisonnement plus loin, M. Achachi souligne que "l’histoire n’est pas faite par les hommes mais par les minorités agissantes et les classes dominantes". "Or, les crises du capitalisme étant irrémédiablement cycliques, la créativité des classes dominantes se limite souvent à réfléchir à des moyens innovants de les dépasser afin de réduire la saturation des marchés et permettre la remontée des taux de profits", estime-t-il.
S’agissant de la "crise écologique", le chercheur et chroniqueur ne pense pas qu’elle va connaître un dénouement avec le coronavirus, comme le laissent croire certains discours utopiques.
"Quant au discours pseudo-écologiste qui surfe sur cette crise, il me paraît utile de rappeler que si le retour des poissons dans les eaux de Venise semble sympathique, le retour des travailleurs dans leurs boxes ou leurs usines après la crise l’est beaucoup moins", tient-il à préciser.
Des politiques amnésiques et impénitents, des hommes possessifs absorbés par le train-train quotidien, des ultra-écologistes coupés de la réalité... De qui donc doit venir le salut ? Au final, le "choc" du coronavirus n’aura été qu’une petite secousse sans effet sur le cours normal - ou plutôt anormal- de l’Humanité ?
Sans trop croire à "l’émergence d’un nouvel ordre mondial" post-Covid-19, Driss Khrouz, pragmatique, pense que la pandémie actuelle poussera, du moins, à une remise en question du système mondial et du capitalisme "débridé".
"Ce qui est plus que probable, c’est l’émergence d’une culture politique de scepticisme, de dénonciation, de contestation et de troubles qui remettra en cause les excès de la mondialisation financière spéculative, débridée et ultra-libérale", insiste M. Khrouz, soulignant toutefois que "la conscience individuelle et la conscience collective, aussi essentielles soient-elles, ne suffisent pas à elles seules pour faire face à l’immense puissance des centres financiers qui dirigent le monde et dictent les règles et les normes".
Rachid Achachi est du même avis. "La prise de conscience de la crise du paradigme dominant - qui, faut-il le rappeler, s’est manifestée bien avant la pandémie du coronavirus- n’est qu’un point de départ qui ne suffit pas à lui seul à provoquer un changement profond. Car il revient aux intellectuels, organiquement liés à la cause des peuples, de penser, de conceptualiser et de faire émerger une alternative crédible et opérationnelle. C’est un travail de longue durée".
Le changement doit venir des scientifiques, des intellectuels et des artistes, acquiesce l'écrivaine Rita El Khayat. "Ils sont les ponts qui nous projettent dans l’avenir. Les industriels, les banquiers, les promoteurs, les patrons doivent se le dire: un monde est fini et un autre émerge, dans lequel la justice et la modération, la paix et l’harmonie doivent prendre le dessus sur l’argent et le pouvoir qui ont montré leurs limites".
Quelle serait la place de l'État dans cette nouvelle configuration ? M. Khrouz appelle à un retour de la place centrale de l'État "peu importe l’appellation: Etat-providence à la Keynésienne ou État régulateur de l’économie sociale de marché".
"Les filets de sécurité sont indispensables, le marché ne peut pas rester indéfiniment le mécanisme qui gouverne la vie des populations. La reconstruction de services publics performants et généralisés est urgente, l’économie sociale et solidaire est nécessaire et la justice institutionnelle ainsi que la justice sociale sont incontournables pour maintenir la cohésion sociale et restaurer la confiance et le lien social", conclut-il.
Concernant ce rôle central de l'État, M. Achachi relève que "si, effectivement, les États ont raison aujourd’hui d’ordonner le confinement massif et de déployer tous les moyens pour sauver le maximum de vies, il est cependant impératif de profiter de cette situation afin de sortir définitivement l'État de la sphère de la gestion dans laquelle il est confiné pour en faire un État stratège et ordonnateur. Ainsi, la question fondamentale de la "souveraineté" se devra d’être repensée en profondeur".
Soyons donc optimistes mais gardons les pieds sur terre ! Le monde d’après coronavirus ne sera pas un Eden, puisque l’ordre mondial (géopolitique, financier et culturel) qui s’est ancré au bout de nombreuses décennies ne va pas s’envoler en morceaux du jour au lendemain. Mais il est à nous, intellectuels, artistes et citoyens du monde, de le rendre moins absurde et plus vivable, en tentant de garder éveillée la conscience de l’Humanité.